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23/06/2014

Édith Azam, On sait l'autre : recension

 

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   On n'interrompt pas la lecture de On sait l'autre, ce long poème récit, quand on l'a entreprise. De quoi s'agit-il ? Un narrateur dans sa maison un peu isolée rapporte, sous la forme du "on", ce qu'il fait et pense pendant à peu près vingt quatre heures ; il s'agit d'un homme, ce qui est explicite l'une des rares fois où le "on" est abandonné pour le "je" : « je suis maintenant si vieux ». Conditions de la tragédie classique réunies : unité de lieu, de temps et d'action — et il y a bien tragédie. Que sait-on du narrateur ? Rien de ses occupations dans la société ; il écrit sur des carnets et lit les poètes d'aujourd'hui (ou du moins leurs livres sont présents). Il boit beaucoup de vodka. Il déteste l'« autre » dont il entend les pas sur le gravier quand il approche. Qui est cet « autre » ?

  Dès les premières pages, la menace de la venue de  l'« autre », et non son approche réelle de la maison, conduit le narrateur à fermer la porte à clef et à faire disparaître les clefs : après l'échec d'une tentative de les faire fondre dans une casserole, elles sont jetées dans les toilettes et la chasse d'eau est tirée. Plus tard, l'essai de trouver les doubles n'aboutira pas. L'« autre » n'est pas là, mais pourrait venir, par exemple la nuit « avec sa hache, son coup de métal froid ». L'autre — l'autre corps — perçu comme violent, ne rentrera dans la maison que dans l'imagination du narrateur. Mais le risque de son intrusion conduit le narrateur à détruire tous ses carnets, sauf le dernier qu'il fixe avec du scotch sur sa poitrine, à abandonner le salon pour s'enfermer dans la chambre, puis à descendre dans la cave. L'« autre » est présent comme l'était le Horla de Maupassant et le narrateur le sait, ce qui ne change rien : « On meurt de trouille devant soi et aussi bien : que devant l'autre. On crève de peur oui, alors pour oublier l'angoisse, on s'exacerbe, on se débride : jusqu'à l'autre. »

   Cet « autre » si redoutable, c'est n'importe qui susceptible d'approcher le corps du narrateur, de mettre alors en cause, par sa seule présence, l'existence même, « on ne veut surtout pas le connaître [...] il existe, et c'est bien suffisant pour violenter nos chairs. » Tout « autre » vole la vie, la violente, « On se vole tous les uns les autres, pour se remplir la bouche de tout ce dont on manque, tout ce qu'on ignore, pour être simplement : nommé. » Impossible d'échapper à ce qui définit l'humain, sinon pour des temps très brefs s'inventer une vie virtuelle. Éviter le contact avec autrui est possible, mais il est impossible de préserver sa pensée, on vit par et dans la langue — qui est à tous. La seule solution semble être le silence, c'est-à-dire la mort puisque, quoi que l'on fasse, on agira peu ou prou comme l'« autre ». On sait l'autre est bien un poème récit tragique : le narrateur n'a pas d'autre issue que disparaître s'il veut ne pas connaître la dépossession, reconnaître qu'il est comme l'« autre », ce qu'il refuse.

   Ce qui peut sauver, provisoirement, c'est un emploi de la langue qui n'implique pas de relation de pouvoir, celui de la poésie. Le narrateur, dans la tentative d'échapper à la présence imaginée, donc possible, de l'« autre », entasse tous les livres de poésie de sa bibliothèque dans une grande valise, pour « sauver des livres, des paroles, de la sueur, du corps, du vivant. » Sueur et corps : dans la cave où le narrateur est descendu, les livres se métamorphosent et manifestent qu'ils sont vivants en saignant, et ce sang s'écoule de la valise, devenue elle aussi être vivant, blessée, et qu'il faut rassurer. La langue des poètes, le narrateur se l'assimile en cousant les pages des livres sur son corps, pour l'emporter en disparaissant : « On meurt auprès de ceux qui ont toujours été là, qui seront là toujours. »

   Mais l'« autre » ? L'autre, invisible, a pris forme. Quand le récit commence, le narrateur mentionne trois chevaux, « trois chevalos » qui, dehors, hennissent ; ils réapparaissent à intervalles réguliers et se transforment : ils agissent progressivement comme des humains, jurent, ricanent, jouent à la roulette russe, aux fléchettes, mettent des masques, fument des cigares, massacrent un chien, traînent une femme par les cheveux... Leur métamorphose progressive a une fin : ils symbolisent la figure de l'autre, révélée quand la mort est proche : « l'autre [...] nous mate, à travers les yeux morts de trois chevaux minables. »

 

   Il y a dans ce récit poème la connaissance de ce qu'est la difficulté de vivre, de se construire, d'avoir des repères alors que seule la "réussite sociale" prime. Il y a aussi une vraie maîtrise de la langue pour suivre un personnage blessé par la vie, au « vieux corps usé », enfermé dans sa peur des autres mais qui, au moment de mourir, exprime sa confiance en la poésie — en l'avenir :

« On meurt : on meurt, on est à terre. On écoute les poètes, on écoute leur voix, le temps qui passe par leur souffle, venus de tous pays, marchant vers nulle part, on entend le murmure du monde, la mémoire de l'oubli, un long chant lancinant, et qui s'élève : et nous rehausse. Ils sont tous là, assis par terre, le dos au mur, à faire un feu avec la vie. Ils sont là, tous, à faire des flammes avec leurs mains, mettre des braises dans leur bouche, et nous réchauffer le cœur. »

 

Édith Azam, On sait l'autre, P. O. L, 160 p., 12 €.

Note parue dans Sitaudis le 20 juin

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

17/06/2014

Édith Azam, On sait l'autre

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   On allume la radio mais sans penser au geste et sans même écouter ce qu'elle crache, la radio. On allume l'éclairage, on réchauffe le café, on écoute le frigo qui grince, aussi bien que nos os. Derrière le rideau, la fenêtre est fermée. Derrière la fenêtre trois chevaux, dos à dos : trois chevalos, trois os. On ferme les paupières, on dit : ça passera, on ne sait pas de quoi on parle mais on le dit : ça passera, que ça finira bien par passer, puis, dans l'arrière-cour une voiture démarre, elle roule bleue sur le chemin, s'enquille  en jaune un peu plus loin, et dans : l'embouteillage. Ça passera, ça passe passe. Le café bout, ce n'est pas grave. Dans la tasse on verse de l'eau froide, on avale d'un trait. Une rasade une autre une : rasade. L'autre, on le voit de loin, il arrive bras ballants, on entend son pas lourd, son pas fait scrcsh sur le gravier. On le voit de loin, l'autre, il agace. Il nous agace de voir si loin. Voir jusqu'à lui, jusqu'à cet autre, c'est une anomalie : ça nous cloche. Voir l'autre de si loin, c'est anormal. Oui, c'est ça le mot à dire : A-NOR-MA. On le répète trois fois de suite, trois fois fois fois, trois, trois, on répète. Cela ne change rien aux choses, juste que la répétition permet une transition simultanée. On écoute la radio qui dit : Lisbeth. Lisbeth c'est joli, ça nous plaît, on ne sait pas pout quelle raison ça nous plaît, on le retient quelques secondes, dix par exemple, ensuite tout se déforme, on ne sait pas pourquoi non plus. C'est peut-être le corps entier qui se délite.

 

Édith Azam, On sait l'autre, P. O. L, 2014, p. 7-9.

27/09/2013

Édith Azam, Louis Lafabrié, du savon dans la bouche

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Les cimetières

ont la clarté

des lunes ouvertes.

Le temps s'invite au temps d'avant

mais on ne revient pas

jamais

vers

les images.

L'âge nous pousse chaque jour.

 

Le chien dehors,

le chien pressent la fin.

Le chat

veille en silence.

 

Le passé s'effiloche

la maison se lézarde

les meubles craquent

de tous leurs os.

Dehors les herbes sauvagent :

le jardin...

 

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Il n'y a plus de sens :

que silence.

Nous prenons langue avec

nous prenons langue :

en silence.

Nous sommes des silencieux :

contrariés.

 

Nos corps sont faits d'illisible,

de vie en pointillés

de silence trop proche.

 

C'est d'abord :

d'abord c'est le silence qui nous habite.

Nous sommes frères d'illisibles et le silence :

le seul geste.

 

Édith Azam, Louis Lafabrié, du savon dans la bouche,

Atelier de l'Agneau, 203, p. 38 et 56.

 

 

25/09/2013

Édith Azam, Décembre m'a ciguë

Édith Azam, Décembre m'a ciguë, réveil, angoisse, phosphène

Matin les heures les secondes, veux pas savoir, ne veux pas voir et reste plus bas que les couvertures. Le temps dehors ? On est en décembre tout est glacé. La main sur la poitrine, je cherche mon cœur : descends dedans. Je crois aux liens cosmiques, je crois aux énergies, je crois qu'il ne me reste plus que ça : y croire. Dans l'en-deça de moi, me retrousse en entier, au plus grave des chairs, au plus profond du corps. Me concentre intérieur, c'est dire : je marche vers toi, je fais tout le chemin, m'acharne à te donner les forces qu'il me reste. Le réveil sonne, strident, aigu. Les yeux qi s'écarquillent, fixant l'obscurité, et mon cœur qui me pique les doigts. Refermer le regard, s'en aller à nouveau dans la chaleur des couvertures, dans la chaleur du lien qui, dans l'obscurité des origines, me ramène interminablement vers toi. Parfois dans le regard, c'est un visage qui approche. Il vient quelques instants, puis à nouveau : phosphènes, les petites lézardes vitreuses qi se déglissent sous les paupières Les suivre alors quelques secondes, avec toutes les questions : comment retrouver le visage, comment le faire à nouveau apparaître ? Me dis : je ne dois pas penser, juste fixer un point, et laisser faire. Rien, toujours les phosphènes qui grouillent, qui rampent dans mes yeux. Je ne supporte plus, appuie les pouces sur les orbites, jusqu'à me faire trop de pression : me faire mal, un peu, pour dévier l'angoisse. Sous le noir de ma peau, alors des étincelles, des soleils minuscules, on dirait presque ... de la lumière.

Édith Azam, Décembre m'a ciguë, P. O. L, 2013, p. 13-15.

24/09/2012

Édith Azam, qui journal fait voyage

Édith Azam, qui journal fait voyage, le chien, le temps

le jour du chien qui me mordra

 

Dans le jardin d'en face

un chien hurle à la mort :

il attend le printemps.

 

Près de la niche

os en plastique

plastique bouffé

par les fourmis.

 

Lui le chien

le très vieux chien

il est aveugle

ses yeux de cire sont gris pâle

ses yeux de cire ne voient pas

les fourmis rouges bouffer l'os

les fourmis rouges qui approchent

 

le chien de cire hurle à la mort

le très vieux chien

le trop vieux chien

Pendant ce temps le printemps passe

le printemps passe

le printemps passe

le printemps passe...

 

Le jour du jour bouffe ton tapis

 

Cette fois le walkman à fond

me fais la cinquième

de Beethov'

Je cours trois cents kilomètres heure

je dépasse mon corps

arrache les cheminées chimiques

désosse les lignes de chemin de fer

et me fais moi :

tout dérailler

 

Dehors ?

Dehors tout va très vite

le point de fuite

est souterrain

 

l'autre côté de moi

ne laisse pas de temps

 

Édith Azam, qui journal fait voyage, Atelier de

l'agneau, 2012, p. 34, 42. www.at-agneau.fr

21/11/2011

Édith Azam, Devant la porte, un paillasson : la parole

 

Unknown.jpegDevant la porte, un paillasson : la parole...

 

Nous avons eu jadis, peut-être, la parole.

 

Nous sommes dupes de nous-mêmes, de ce foutu langage qui nous dévisse la bouche, y voyons une forme de supériorité animale qui se résume, au bout du compte, à calfeutrer nos phantasmes les plus, non, les mieux lubriques croyant nous éloigner de la bête mais... nous sommes des brutes, des barbares.

 

Nous nous mentons depuis la langue, depuis cette épine molle et gluante qui nous creuse en quotidien la bouche ce toute la mort qu'on lui a fait.

 

Nous, en permanence, violons de la langue dans une bêtise abjecte qui nous sabote tout le squelette tant est si mal que, à défaut de marcher debout nous : nous rampons du gosier.

 

Nous nous traînons plus bas que taire, persuadés que le langage relèvera un peu les choses mais.., nous ignorons les massacres dont nous sommes les seuls responsables et qui fait le défaut de langue majeur : son mensonge.

 

Nous, à cause de cela, sommes devenus l'imbécile jouet du langage.

 

Nous ne comprenons rien, ne voyons pas le point où la pensée s'em-pute dressant la langue contre nous, et ne faisons rien du langage si ce n'est : le corrompre, le brûler, sans discontinuité altérer ce pour quoi il est fait.

 

Nous ne sommes pas capables — veulerie, sabotages, pleutres, bouffons, narcisses — de faire qu'une parole soit un acte.

 

Nous avons dévoyé la langue, nous l'avons salopée : Nous, massacreurs du langage, nous nous baisons tous d'abord par la bouche, d'abord par la bouche oui : de bouche à bouche, nous nous dévorons de la langue.

[...]

 

Édith Azam, Devant la porte, un paillasson : la parole..., dans Action Poétique, n° 204, juin 2011, p. 69.